Il trouva un endroit relativement
confortable à l’ombre d’une énorme épine dorsale de rochers et s’endormit
presque instantanément. Il avait fait une cinquantaine de kilomètres au
nord-est au cours de la nuit et s’approchait des monts Mormon.
Durant l’après-midi, un gros
serpent à sonnettes se glissa à côté de lui pour se protéger de la chaleur du
jour. Il se lova à côté de Tom, dormit un moment, puis s’en alla.
Le même
après-midi, Flagg était debout au bord de la terrasse du dernier étage de l’hôtel.
Il regardait vers l’est. Le soleil allait se coucher dans quatre heures et le
débile reprendrait alors sa route.
Un vent vif venu du désert
ébouriffait ses cheveux noirs. La ville se terminait si brutalement, cédant la
place au désert. Quelques panneaux publicitaires au bord de nulle part, et c’était
tout. Un désert si vaste, tant d’endroits où se cacher. Des hommes étaient
partis dans ce désert qu’on n’avait jamais revus depuis.
– Mais pas cette fois, murmura-t-il.
Je vais l’avoir. Je vais l’avoir.
Il n’aurait pu expliquer pourquoi
il était si important de capturer le débile ; l’aspect rationnel du
problème l’éludait constamment. De plus en plus, il ne ressentait plus qu’un
besoin d’agir, de bouger, de faire. De détruire.
Hier soir, quand Lloyd l’avait
informé de l’explosion des hélicoptères et de la mort des trois pilotes, il
avait dû mobiliser toutes ses ressources pour ne pas sombrer dans une rage
démente. Sa première impulsion avait été d’ordonner le rassemblement immédiat d’une
colonne de blindés – chars, véhicules lance-flammes, automitrailleuses, toute
la panoplie. Ils pouvaient être à Boulder en cinq jours. Et ce merdier puant
serait oublié en une semaine et demie.
Mais oui…
Et, si la neige tombait plus tôt
que d’habitude sur les cols, ce serait la fin de la grande Wehrmacht. On
était déjà le 14 septembre. On ne pouvait plus compter sur le beau temps. Comment
diable pouvait-il être si tard, si vite ?
Mais il était l’homme le plus
fort sur la surface de la terre, n’est-ce pas ? Il pourrait y en avoir un
autre comme lui en Russie, en Chine ou en Iran, mais le problème ne se poserait
pas avant dix ans. Pour le présent, une seule chose importait : il était
ascendant, il le savait, il le sentait. Il était fort, c’est tout ce que
le débile pourrait leur dire… si le débile ne se perdait pas dans le
désert ou ne mourait pas de froid dans les montagnes. Il pourrait simplement
leur dire que les gens de Flagg vivaient dans la crainte du Promeneur et
obéissaient à ses moindres ordres. Il ne pourrait que leur dire des choses qui
les démoraliseraient encore davantage. Alors, pourquoi cette certitude
lancinante qu’il fallait trouver Cullen et le tuer avant qu’il puisse quitter l’ouest ?
Parce que c’est ce que je veux,
et je vais avoir ce que je veux, c’est tout.
Et La Poubelle. Il avait cru
pouvoir oublier complètement La Poubelle. Il avait cru qu’on pouvait jeter La
Poubelle comme un mauvais outil. Mais cet homme avait réussi à faire ce que
toute la Zone libre n’aurait pu accomplir. Il avait jeté du sable dans l’invincible
mécanisme de conquête de l’homme noir.
J’ai fait une erreur de
jugement…
C’était une idée horrible et il n’allait
pas laisser son esprit la poursuivre jusqu’à sa conclusion. Il jeta son verre
par-dessus le parapet de la terrasse et il le vit scintiller, tomber en
culbutant. Une idée méchante, une idée d’enfant turbulent, lui vint à l’esprit :
Pourvu que quelqu’un le reçoive sur la tête !
Tout en bas, le verre heurta la
surface du terrain de stationnement et explosa… si loin en bas que l’homme noir
ne put même l’entendre.
On n’avait pas trouvé d’autres
bombes à Indian Springs. On avait pourtant mis la base sens dessus dessous. Apparemment,
La Poubelle avait piégé ce qu’il avait eu sous la main, les hélicoptères du hangar
n° 9 et les camions-citernes, juste à côté.
Flagg avait confirmé qu’il
fallait tirer à vue sur La Poubelle et le tuer. L’idée de La Poubelle en train
de se promener parmi toutes ces anciennes installations militaires le rendait
maintenant passablement nerveux.
Nerveux.
Oui. La belle tranquillité d’autrefois
continuait à s’évaporer. Quand tout cela avait-il commencé ? Il n’aurait
pu le dire avec certitude. Tout ce qu’il savait c’est que les choses
commençaient à s’effriter. Lloyd le savait lui aussi. Il pouvait le voir à la manière
dont il le regardait. Ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée si Lloyd
avait un accident avant la fin de l’hiver. Il était copain avec trop de membres
de la garde du palais, Whitney Hogan, par exemple, Ken DeMott. Et même Burlson
qui avait lâché le morceau à propos de la liste rouge. Il avait distraitement
pensé écorcher vif Paul Burlson pour son indiscrétion.
Si Lloyd avait été au courant
de la liste rouge, rien ne serait…
– Tais-toi, grommela-t-il.
Tais-toi !
Mais cette idée ne se laissait
pas chasser aussi facilement. Pourquoi n’avait-il pas donné à Lloyd le nom des
dirigeants de la Zone libre ? Il ne le savait pas, il ne s’en souvenait
plus. Il croyait se rappeler qu’il y avait eu une excellente raison à l’époque,
mais plus il essayait de s’en souvenir, plus elle glissait entre ses doigts. N’était-ce
qu’une ruse stupide, ne pas vouloir mettre tous ses œufs dans le même panier –l’impression
qu’une seule et même personne ne devait pas être dépositaire de tous ses
secrets, même une personne aussi bête et loyale que Lloyd Henreid ?
L’étonnement se lisait sur son
visage. Avait-il donc pris des décisions stupides depuis le début ?
Et Lloyd était-il si loyal, après
tout ? Cette expression dans ses yeux…
Sans transition, il décida d’oublier
tout cela et d’entrer en lévitation. Il se sentait toujours mieux après. Plus
fort, plus serein, les idées claires. Il regarda le ciel du désert.
(Je suis, je suis, je suis, JE
SUIS…)
Ses talons usés s’élevèrent
au-dessus de la terrasse, s’arrêtèrent, montèrent encore de quelques centimètres.
La paix venait en lui et tout à coup il sut qu’il pouvait trouver les réponses.
Tout était plus clair. Tout d’abord, il devait…
– Ils viennent te chercher, tu
sais.